“Ce chantier du confluent est vraiment explosif pour Mercier.” C’est la dernière blague qui circule au conseil général du Rhône après la découverte fin mai d’un obus de la Seconde Guerre mondiale sur le chantier du musée des Confluences. Un engin rapidement désamorcé par le service de déminage.
En revanche, ce gigantesque projet risque un jour de “péter à la gueule du président”, ironise un conseiller général socialiste. Car Michel Mercier annonçait un musée à 109 millions, le coût final étant aujourd’hui estimé à 200 millions pour un coût annuel de fonctionnement deux fois plus élevé que prévu. Alors que les travaux ont déjà pris deux ans de retard, que l’objet même de ce musée reste très flou, que l’architecture avant-gardiste est techniquement hasardeuse...
Une série de dérives assez étonnantes car Michel Mercier s’est plutôt distingué par sa très grande prudence. Exemple : le périphérique Ouest qu’il avait promis de réaliser au début des années 1990 et qu’il a “enterré”, alors qu’à la même époque Michel Noir, président de la Communauté urbaine, construisait le périphérique Nord. Son principal argument : “trop cher”.
Mercier va adopter la même attitude 10 ans plus tard. Quand Gérard Collomb succède à Raymond Barre aux élections municipales de 2001, il s’engage à construire Lea, une nouvelle ligne de tramway Part-Dieu-Meyzieu, tandis que le conseil général du Rhône prend la responsabilité du chantier de la ligne Leslys, Part-Dieu-Saint-Exupéry. Or, aujourd’hui, Lea fonctionne mais Leslys est toujours au point mort.
Pour une fois, Michel Mercier est donc allé au bout d’un grand projet. Mais ses partisans comme ses adversaires sont d’accord : ce musée ne peut être une réussite que si on lui consacre des sommes considérables.
1. Retards chroniques
L’histoire de ce musée des Confluences, c’est d’abord celle d’un timing mal cadré avec une série de retards. Il faut dire que Michel Mercier a lancé ce projet pour des raisons très personnelles.
Tout commence en 2000. A l’époque, la bataille fait rage à droite pour succéder à Raymond Barre à la mairie. Mercier sait qu’il a sa chance pour conduire la liste de droite aux élections municipales de 2001. Mais la concurrence est forte avec les RPR Henry Chabert et Jean-Michel Dubernard, le centriste Christian Philip ou encore Charles Millon qui veut prendre sa revanche après avoir été marginalisé à la suite de son alliance avec le Front national en 1998 pour se faire réélire président du conseil régional. Mais Mercier a une faiblesse : il est quasi un inconnu pour les Lyonnais qui, en plus, identifient mal le rôle du conseil général, donc de son président.
Du coup cet élu estime qu’il lui faut un grand projet pour s’affirmer à Lyon où il est surtout perçu comme un rural : sénateur-maire de Thizy, petite commune située au fin fond du Beaujolais. Du coup, il décide de miser sur le projet de musée d’histoire naturelle que ses services sont en train d’étudier.
Le département du Rhône a en effet récupéré en 1991 la gestion du musée Guimet, une institution vieillotte située à proximité du parc de la Tête d’Or dans le 6e arrondissement, où s’entasse des squelettes de mammouth, des girafes empaillées et des momies.
Comme la rénovation de ce site est impossible, on propose de construire un nouveau musée sur un site occupé par Lunapark et ses attractions sur les bords du Rhône, à la Mulatière. Mercier le discret va refuser pour choisir un site beaucoup plus spectaculaire : la pointe du confluent, avec le soutien de Raymond Barre qui a lancé le réaménagement de ce quartier et qui a fait de la rénovation des musées lyonnais une des priorités de son mandat.
Un concours d’architecture internationale est donc lancé . Et en février 2001, c’est un cabinet autrichien très réputé, Coop Himmelblau, qui l’emporte avec un projet très audacieux, Cristal Nuage, un monument noir aux lignes anguleuses de 28 000 m2 sur 5 niveaux. On est alors à un mois des municipales. Le président du conseil général présente alors son projet aux Lyonnais en précisant que les travaux commenceront en 2004 pour une ouverture en 2006. Mais Michel Mercier sera finalement battu aux élections municipales de 2001 par le PS Gérard Collomb. Et sept ans plus tard, pour les élections municipales de 2008, son musée n’est toujours pas construit. Car le début des travaux a été reporté à décembre 2005, puis en juin 2006, puis en septembre 2006... Avant de démarrer enfin en juillet 2007. Après une étude technique destinée à évaluer la fiabilité et la faisabilité de ce projet !
Et officiellement on annonce désormais que l’ouverture de ce musée est programmée pour 2010. Avec trois ans de retard. Et comme par hasard, l’inauguration pourra intervenir quelques mois avant les prochaines élections cantonales, qui renouvelleront la moitié du conseil général.
Le futur musée du Confluent
2. Dérive financière
Quand Mercier présente pour la première fois son projet publiquement, il annonce que son coût ne dépassera pas les 109 millions d’euros. Et il insiste sur son intention de gérer ce projet en bon père de famille.
Mais ce même projet est évalué dès 2004 à 153 millions d’euros et aujourd’hui Pierre Jamet, directeur général des services du département, reconnaît qu’il devrait finalement coûter 176 millions d’euros aux contribuables. Soit une hausse de 61 %. Mais selon plusieurs élus et experts interrogés par Lyon Mag, on pourrait en fait approcher rapidement les 200 millions d’euros. Car le chantier, qui n’est qu’à ses débuts, pourrait encore réserver des surprises d’autant plus que le projet reste encore à finaliser. Avec notamment un parking de 600 places qui est programmé mais qui parait sous-dimensionné pour un musée qui annonce 400 000 visiteurs par an. Ce qui exigerait au minimum un parking deux fois plus grand. Sans compter les aménagements autour de ce bâtiment de 28 000 m2 pour éviter de provoquer des embouteillages chroniques au confluent.
Une charge financière très lourde pour le département déjà fragilisé sur le plan financier par les nouvelles compétences qui lui ont été attribuées dans le cadre de la décentralisation, sans obtenir les moyens de les financer.
Certes le département dispose d’un budget de 1,7 milliards d’euros. Mais il faut rapprocher le coût de ce musée du budget culturel du département : 9,3 millions d’euros par an. Ce qui va obliger le département soit à tailler dans certaines dépenses, soit à augmenter les impôts, soit à obtenir le soutien financier d’autres collectivités. Ce que dément pour l’instant Pierre Jamet, le puissant directeur général des services du département, un fidèle de Mercier, qui est chargé de piloter ce projet.
3. Fonctionnement lourd
Le coût de fonctionnement a lui aussi dérapé. Au début de ce projet, le budget annuel annoncé ne dépassait pas les 8 millions d’euros par an. Mais le Nuage va exiger au moins le double. En effet, Pierre Jamet estime que le coût de fonctionnement annuel d’un musée représente 12,5% de l’investissement initial, soit “entre 10 et 15 millions d’euros”. Mais les experts parlent plutôt de 15% à 20%. Ce que confirme Jean-Michel Tombolem, consultant spécialisé dans les projets culturels. Bref, on se rapprocherait plutôt des 20 millions d’euros. Certains parlent même de 25 millions. D’autant plus que pour réussir à conquérir le public, il faudra engager des moyens importants. “Le pire, ce serait de vouloir gérer ce musée à l’économie alors qu’il faudra des expositions de haut niveau pour installer sa réputation”, insiste Jean-Michel Tombolem.
Pour l’instant, Michel Mercier cherche plutôt à démontrer qu’il n’aura pas besoin d’augmenter le budget culturel du conseil général pour financer cette dérive. Il préconise même des “économies” en évoquant la fermeture du musée de la Poupée du parc de Lacroix-Laval, voire des économies sur le musée gallo-romain de Lyon et celui de Saint-Romain-en-Gal, également géré par le conseil général du Rhône. “Des mesures qui paraissent bien dérisoires pour absorber le coût de ce musée des Confluences”, relève Jean-Michel Tombolem en soulignant au passage que “ces deux musées archéologiques ont déjà du mal à boucler leur budget”.
4. Privatisation contestée
Pour tenter de financer ces dérapages financiers et notamment un budget de fonctionnement qui risque d’être très lourd, le conseil général a décidé de réserver le 5e étage du musée pour réaliser un centre de congrès avec une salle de 500 places, histoire de rentabiliser le site. Mais c’est autant de surface d’exposition en moins. Autre idée pour limiter les frais : un club de mécènes où on retrouve de grands patrons lyonnais comme Olivier Ginon de GL Events. Pour le moment, ces chefs d’entreprise ont accepté d’apporter 3 des 5 millions d’euros attendus.
Mais la grande idée de Michel Mercier, c’est de faire appel à Culture et Espace, une filiale du groupe Suez pour gérer ce musée. Mais ce recours au privé, qui paraissait être une solution miracle il y a une dizaine d’années, parait aujourd’hui dépassée. Même le consultant Jean-Michel Tombolem estime que ce système a montré ses limites. Tout d’abord parce que toute collectivité locale qui s’efface devant un gestionnaire privé renonce au fond à une vraie maîtrise de son projet. Surtout pour un musée. Car ce délégataire sera naturellement conduit à faire des choix qui privilégient la rentabilité sur le contenu des expositions. D’ailleurs, c’est pour cette raison que les grands musées internationaux comme le Metropolitan à New York ou le Bristish Museum à Londres sont restés sous contrôle public, alors que ces deux pays sont au contraire des partisans du libéralisme. Et c’est ce qui a permis à ces musées d’avoir un tel rayonnement même s’ils coûtent cher, très cher.
Bref, la gestion privée est plutôt adaptée à une autoroute qu’à un musée. D’autant plus que l’efficacité de Culture et Espace est aujourd’hui controversée. Exemple : le musée de l’Automobile de Mulhouse que cette filiale de Suez n’a jamais réussi à redresser en faisant remonter sa fréquentation.
5. Architecture complexe
Si ce musée va coûter beaucoup plus cher que prévu, c’est d’abord parce que l’architecture de ce Cristal Nuage est extrêmement complexe. Il faut dire que les objectifs du cabinet d’architectes autrichien est de représenter “un corps en lévitation” suspendu au-dessus d’un jardin. Pour donner cet effet de légèreté, les architectes autrichiens ont prévu une série de piliers mais aussi une enveloppe en “peau métallique” recouvrant l’ensemble du bâtiment. Avec en plus des formes volontairement compliquées pour représenter “la complexité du monde aujourd’hui”.
Pour convaincre les conseillers généraux, Michel Mercier va même organiser en 2007 une visite du musée BMW de Munich lui aussi imaginé par Coop Himmelblau. Opération réussie, car ce bâtiment tout en verre et inox, qui représente une vague, va beaucoup impressionner les élus. Il faut dire qu’avec 50 000 m2, il est deux fois plus grand que celui du confluent.
Le problème, c’est que cette idée séduisante impose des contraintes techniques qui sont extrêmement difficiles à adapter au site du confluent, un terrain très humide. D’ailleurs, visiblement perplexe face à ces incertitudes techniques, le conseil général a innové en utilisant une procédure toute nouvelle du droit européen pour choisir les entreprises chargées de construire ce nuage : “le dialogue compétitif”. Une procédure qui laisse aux entreprises une grande latitude de propositions contrairement aux marchés publics traditionnels avec leur cahier des charges définies par avance. Et très vite, les deux groupes privés de BTP candidats, Vinci-Eiffage et Fayat, vont justement s’affronter sur le principe de construction. Le premier affirmant que la structure en béton armé préconisée par l’architecte est réalisable, le second estimant au contraire qu’elle était beaucoup trop lourde pour le sol du confluent et qu’il faut absolument une structure mixte béton-métal, plus légère. Sinon, le Nuage aura beaucoup de mal à rester “en lévitation”... Ce qui va nécessiter 7 mois d’études supplémentaires. Car le conseil général va faire vérifier les deux hypothèses. Et il apparaîtra effectivement que les inquiétudes de Fayat sont justifiées. Bref, cette procédure de dialogue compétitif a évité le pire. Mais elle a aussi permis aux entreprises la possibilité d’imposer leur choix, voir leur prix. Pour Etienne Tête, ancien adjoint aux marchés publics de la ville de Lyon, cette procédure de dialogue compétitif peut se transformer en “un véritable piège” pour les collectivités locales qui devraient plutôt mandater des experts indépendants pour répondre à leurs interrogations et trancher les choix techniques avant même d’ouvrir une compétition sur les prix entre grands groupes. “Choisir cette procédure, c’était un aveu que le conseil général ne savait pas trop comment construire ce musée. Mais c’est aussi la porte ouverte à n’importe quoi car on ne maîtrise plus les coûts”, estime cet élu. D’ailleurs, cette architecture originale imposant des choix techniques inédits, et liée à une procédure difficile à cadrer, serait une des principales explications de la dérive financière et du retard pris par les travaux.
Voilà pourquoi, le projet de l’architecte ayant été revu et corrigé, les assureurs vont exiger une nouvelle expertise pour vérifier les calculs et surtout bien définir les responsabilités entre le conseil général, la SERL, la société d’économie mixte qui porte ce projet, l’architecte et l’entreprise maître d’ouvrage. D’autant plus que ce musée va sans doute provoquer une série de procès.
Et cette expertise va encore provoquer 5 mois de retard. Jusqu’au prochain problème. Car même si Pierre Jamet, le directeur général des services chargés du projet, se veut rassurant (voir encadré), ce Nuage peut réserver d’autres surprises.
De plus, les avis sont très partagés sur l’architecture générale. “Geste architectural fort” pour Raphaël Pistilli un architecte lyonnais qui estime qu’un projet de ce type “doit surprendre”, alors que ses détracteurs soulignent que “ce bâtiment n’est pas du tout adapté à ce site du confluent où on aurait plutôt attendu des formes rondes symbolisant justement la rencontre des contraires”. Un débat