Premiers défis, la nouvelle de Charles Juliet écrite pour LyonMag

Premiers défis, la nouvelle de Charles Juliet écrite pour LyonMag
Charles Juliet - Archives LyonMag

Ce vendredi, l'auteur et poète lyonnais Charles Juliet s'est éteint à l'âge de 89 ans. En 2005, il avait, pour LyonMag, participé à un numéro spécial faits divers racontés par des écrivains. A l'occasion de son décès, notre rédaction publie la nouvelle Premiers défis qui a pour protagoniste le juge François Renaud, assassiné dans les années 70 devant son domicile de la montée de l'Observance à Lyon.

J'aime assez brouiller les cartes, me jouer des normes, franchir certaines limites. C'est ainsi que l'autre soir, un peu avant minuit, je me suis rendu au Tropica, le bar où il a ses habitudes et aussi des intérêts. Il, c'est Mario, ou plutôt "le beau Mario", sobriquet qui lui a été attribué par les femmes qu'il fait travailler.

Trois ans plus tôt, je l'avais tenu cinq heures dans mon bureau. Une histoire d'extorsion de fonds, sous la menace. Je l'avais quelque peu rudoyé et je savais qu'il me détestait. Quant à moi, n'ayant pu lui faire cracher le morceau, je lui vouais une solide rancune.

Lorsque j'ai poussé la porte, les regards se sont braqués sur moi, et en quelques secondes, un lourd silence a succédé au murmure des conversations. D'un rapide coup d'oeil, j'ai remarqué que Mario était là. Assis à une table, il me tournait le dos, mais je l'ai aussitôt identifié. Il parlait avec trois de ses hommes. D'un signe de tête, l'un d'eux lui a indiqué que quelqu'un venait d'entrer. Il s'est brutalement retourné tout en retirant le cigare qu'il avait à la bouche et il m'a reconnu.

J'ai eu le temps de voir que sa main se crispait sur le dossier de sa chaise. Avec un air suprêment indifférent, je me suis dirigé vers le bar, me suis juché sur un haut tabouret et j'ai commandé un double whisky.

Les conversations ont repris à voix basse, et je sentais leurs regards rivés sur mon dos. Je me suis absorbé dans la contemplation du contenu de mon verre, et lorsque je relevais la tête, je les apercevais dans la glace, à travers les bouteilles. Ils ne parlaient pas. A deux ou trois reprises, Mario a pivoté sur son siège et son regard interrogateur s'est appesanti sur moi. Que pensait-il ? Je suppose qu'il n'avait jamais imaginé pareille situation.

Une belle blonde a pris place à mes côtés. D'une quarantaine d'années, elle n'avait rien de vulgaire, et c'est moi qui ai engagé la conversation. Je lui ai offer un verre, et ce que je lui racontais n'avait bien sûr rien à voir avec ce que j'avais en tête. Les deux pans de ma veste tombaient de chaque côté de mes hanches et elle pouvait voir que je ne portais aucune arme.

Dans la glace, je l'ai vu s'approcher. Il a hésité, puis s'est accoudé au coin du bar, à un mètre de moi. L'air toujours aussi détaché, j'ai continué à débiter des banalités à la belle blonde. Toutefois, j'ai perçu que la situation se tendait.

Il est connu pour avoir réussi des coups fumants, mais chaque fois, il a su éviter qu'il y ait de la casse. Cela ne signifie pas pour autant qu'il n'a pas de meurtres sur la conscience. Mais quand il bute quelqu'un, lui ou un de ses hommes, il ne laisse aucun indice, si bien que chaque fois l'enquête tourne court.

Bras croisés, il était penché sur le bar, et tel qu'il se trouvait placé, il pouvait m'observer tout à loisir. Mais cela ne me gênait pas. Je me doutais que ma voisine travaillait pour lui, et je veillais à ce qu'aucun silence ne se glisse dans ce que je disais. Je ne voulais pas qu'elle se rende compte que j'étais aux aguets.

Je ne le regardais pas, mais je pourrais dire que je ne le quittais pas des yeux, car je le maintenais à l'orée de mon champ de vision. Quelles pensées tournaient dans sa tête ? Comment voyait-il la situation ? Et quelle réaction allait-il opposer à ce défi ?

J'avoue sans ambages qu'il me fascine et qu'il occupe souvent ma pensée. Pour devenir un caïd et imposer une loi de fer à des gars prêts à tout et nullement enclins à respecter une quelconque autorité, il faut assurément en avoir.

Je me souviens d'avoir lu la confession d'un repantant sicilien. Il expliquait qu'il faut déployer plus d'énergie, d'intelligence et de courage pour prospérer dans le monde du crime que pour amasser de l'argent en toute légalité. D'autant que depuis quelques années, les truands n'ont pas la partie belle. Nous disposons maintenant d'un formidable arsenal de moyens pour mener nos enquêtes. Sans avoir beaucoup d'indices, nous parvenons à élucider bien des énigmes. Je me demandais si j'allais me tourner vers lui et lui adresser la parole.

Il était bourgeoisement habillé, avait l'apparence d'un homme tranquille et honorable, et à le voir, nul n'aurait pu soupçonner qu'il est fiché au grand banditisme. Mais avec beaucoup d'habileté et d'intelligence, il a su nouer des amitiés dans le monde des affaires, de la politique, et la bonne société a fini par lui ouvrir les bras. Avec de telles protections, il se figure sans doute qu'il est intouchable. C'est justement ce qui suscite la hargne avec laquelle je le traque.

Je dois reconnaître pourtant que ma position à son égard est ambivalente, et je pense que la rivalité de chefs qui nous oppose vient de ce que nous avons en commun. Mon besoin de toujours me situer en marge, de prendre des libertés avec la loi, mon côté casse-cou, je les retrouve en lui. Sauf qu'en dépit de mes débordements, mes excès, mes coups de folie, je suis resté du bon côté, alors que lui, il a depuis longtemps franchi la ligne rouge.

Entre autres choses, nous différons sur un points, et cela ne manque pas de sel. Ce truand à la réputation internationale vit peinardement auprès de sa femme et de sa fille, alors que moi, j'aime vivre la nuit, j'aime séduire les femmes et j'aime aussi jouer avec le feu. J'ai un plaisir extrême à provoquer, à rechercher des situations-limites qui pourraient très vite mal tourner. Toutefois, je dois préciser que mes comportements - et ils consternent et irritent les gens de ma profession - ne nuisent en rien à la tâche que j'assume, à la rigueur avec laquelle je tiens à faire respecter la loi. D'ailleurs, nul ne pourrait contester que dans cette ville, je suis respecté et craint.

Je m'interrogeais. Si je m'adressais à lui, qu'allais-je lui dire ? Non, il valait mieux que je l'ignore. C'était sans doute la meilleure façon de l'humilier. En souriant, je suis parti sans avoir un regard pour lui.

Deux jours plus tard, j'étais de retour au Tropica. Comme la première fois, à mon arrivée, les conversations ont cessé. A peine étais-je installé au bar que deux de ses hommes m'ont encadré. Après quelques secondes, Mario est venu s'accouder à l'angle du bar. La tension était perceptible. Le silence s'est fait plus lourd. Il me fallait prendre l'initiative.

- Alors Mario, on fait de bonnes affaires ?
Je l'ai regardé. Ses yeux étaient d'une dureté implacable, et j'ai soudain eu la sensation physique que j'avais à faire à forte partie. Cela m'a excité.
- Ce soir, je me suis mis en congés. Je viens en ami.
- En ami ?
A ma gauche, l'homme faisait tourner son verre entre ses doigts, et à ma droite, l'autre frappait en cadence son poing dans la paume de sa main. Comme s'il s'était préparé à me le foutre sur la gueule.
- Tu te souviens qu'un jour, je t'avais invité à venir te délasser dans mon bureau ?
- Ouais. N'insistons pas.
- Tu es toujours aussi peu bavard ?
- ...
- Je t'offre un verre. Je vois que tu n'as rien à boire.
- Je n'apprécie pas trop cette comédie.
- Ce n'est pas une comédie. Ca peut être un moment de vérité.
- Je m'en balance de la vérité.
- Balance... balance... Il arrive parfois qu'un gars en balance un autre.
- Les balances, je leur réserve un régime de faveur.

Mon verre était vide. J'ai commandé un autre whisky. La barmaid ne perdait pas une seule miette des paroles qui s'échangeaient. Elle était bien roulée, et j'ai eu envie d'elle. J'ai pensé qu'il me faudrait un jour l'embarquer. Ce serait là une bonne manière de m'assurer d'un avantage.

Je l'ai regardée avec insistance en lui adressant un sourire persuasif.

-Vous seriez libre un de ces soirs ?

Elle a levé la tête, interloquée, m'a tourné le dos, s'est éloignée de quelques pas. Curieusement, je me suis senti repoussé, et aussitôt, j'ai eu un brutal coup de cafard. Ces derniers temps, cela m'arrive assez souvent. Mes conquêtes féminines, mes succès professionnels, ce personnage de matamore que je me plais à jouer, tout cela n'arrive pas à étouffer ce désespoir qui m'envahit quand je porte sur moi un regard lucide.

Ma vie familiale a été un douloureux échec, et je me rends compte qu'il n'y a plus en moi de sentiments un peu propres. En réalité, je ne suis plus que cynisme et amertume, et cela ne vous réchauffe pas le coeur. Parfois, je me demande si les provocations auxquelles je me livre n'ont pas pour origine un penchant suicidaire.

Quand j'ai croisé le regard de Mario qui continuait de me fixer, mes pensées noires ont aussitôt disparu.

- Un soir, on pourrait peut-être dîner ensemble. Seul à seul. Sans tes anges gardiens.
- Pourquoi faire ? Je n'ai rien à dire.
- Simplement discuter. Je suis curieux de mieux te connaître.
- Foutaises.
- J'ai de l'estime pour les hommes de caractère.
- Ils doivent en être flattés.
- Ma proposition est sérieuse. Discuter d'homme à homme avant que je te boucle.
- Il y a une chose qu'il ne faudrait pas oublier. Ici, c'est mon territoire. Celui qui pénètre sur ce territoire avec l'intention de me chahuter, celui-là doit savoir qu'il peut lui arriver un pépin. Oh ! pas grand-chose... Juste un petit accident qui l'enverra au cimetière.

En hochant la tête, il m'a longuement regardé pour me signifier que j'avais intérêt à l'avoir compris. Il a frappé le bar du plat de ses mains et il est allé s'asseoir à la table qui lui est en permanence réservée. Ses deux gars l'ont rejoint.

En partant, j'ai décidé que le lendemain, je reviendrais au Tropica. Il me faut continuer à le défier. Il faut qu'il n'oublie à aucun moment que je veux le coincer. Il en fait trembler certains, mais moi il ne m'impressionne pas. Oui, je vais m'amuser à le narguer, et j'irai toujours plus loin.

Je n'aurai même pas à porter une arme au cas où. Ma réputation de shérif pur et dur en impose et me protège. J'ai la conviction que quoi que je fasse, ils n'oseront jamais me trouer.

Charles Juliet

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