Le contexte
“En mai 68, j’avais 23 ans et j’étais étudiant à l’Ecam, une école d’ingénieurs. Mais j’étais aussi président de l’Ugel, l’union des grandes écoles lyonnaises, et secrétaire général de l’Agel, l’association générale des étudiants lyonnais, qui a joué un rôle clé dans le mouvement de mai 68. A l’époque, il y avait une seule université à Lyon, qui regroupait quatre facultés : la fac de droit et de médecine qui étaient traditionnellement de droite et les facs de lettres et de sciences, marquées à gauche. Et les conditions de travail étaient assez précaires, avec des étudiants qui étaient obligés de suivre les cours dans les escaliers, notamment quai Claude Bernard. Alors que le campus de la Doua à Villeurbanne qui venait d’ouvrir était encore un immense terrain boueux.
Mais les jeunes en avaient aussi ras-le-bol de vivre dans une société archaïque. Les médias et la justice étaient à la botte du pouvoir politique. Et depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962, les policiers étaient très violents avec les étudiants. Et puis il y avait ce puritanisme avec les lycées et les cités universitaires où la mixité était interdite. Bref, on avait vraiment l’impression que tout était complètement figé. D’autant plus que les gaullistes se maintenaient au pouvoir depuis dix ans. Du coup, on pensait que les élections ne servaient à rien et que le seul moyen de faire bouger les choses, c’était de descendre dans la rue pour faire entendre notre voix. C’est pour ça qu’au début de l’année 68, on a occupé les résidences universitaires pour exiger la mixité dans ces lieux.”
Les personnages
“C’est incontestablement les leaders des trois principales forces en présence. Avec d’abord les maoïstes où on retrouvait surtout des étudiants en philosophie, comme Jean-Claude Rey et surtout Alain Charnomordic, un passionné et un très bon orateur. Mais il y avait aussi les anarchistes qui recrutaient essentiellement chez les étudiants en sociologie. Un mouvement qui n’était pas du tout structuré et qui du coup n’avait pas vraiment de leaders. Enfin, il y avait l’extrême gauche contestataire, dont je faisais partie et dont un des leaders était Pierre Masson, un étudiant en économie plutôt méthodique et réservé. Mais dans ce groupe, il y avait aussi des syndicalistes de la CFDT, comme Claude Huissou, un type posé mais très déterminé. Notre objectif était clairement politique : renverser le général De Gaulle pour donner le pouvoir aux ouvriers et aux étudiants.
Du côté des autorités, il faut bien sûr citer le préfet du Rhône, Max Moulins qui, pour moi, est en partie responsable de la mort du commissaire Lacroix le 24 mai. Car il a préféré la force au dialogue avec les étudiants. Ce qui a fini par dégénérer.”
Les ouvriers de la Rhodiaceta dans les manifestations à Lyon, photographie par Georges Vermard, ca. mars-avril 1967 (BM Lyon, Fonds Vermard)
Les faits
“L’élément déclencheur, ça a été le 3 mai, quand la police a chargé violemment la manifestation des étudiants parisiens sur le boulevard Saint-Michel. Du coup, à Lyon aussi on a décidé de se mettre en grève. Les premiers à se mobiliser, c’étaient les étudiants de lettres et de l’Insa. Puis toutes les autres facs ont suivi à partir du 5 mai, sauf celle de droit, qui était assez réac. Pour empêcher les étudiants d’entrer, on a alors placé un piquet de grève. Et on a même soudé les portes de la fac ! Résultat : le 10 mai, toutes les facs étaient occupées par les étudiants, qui organisaient des débats, qui dormaient dans les amphis...
Le deuxième temps fort du mouvement, ça a été la manifestation du 13 mai, avec des milliers de personnes qui ont défilé à Lyon, de la Presqu’île à l’usine Rhodia de Vaise en passant par les Terreaux : des étudiants bien sûr, mais aussi les ouvriers des grandes usines, comme Rhodia et Berliet... Sans oublier des trimards, c’est-à-dire des jeunes issus des banlieues. Le slogan de cette manif, c’était : “Dix ans ça suffit” et c’était bien sûr pour exiger le départ de De Gaulle.
Mais c’était un mouvement pacifique et il y avait très peu de débordements. D’autant plus qu’il n’y avait pas de policiers dans les rues, car comme il y avait une vacance du pouvoir à Paris, le recteur et le préfet ne savaient plus quoi faire ! Le maire de Lyon, Louis Pradel, n’a pas réagi non plus car il ne voulait pas prendre le risque de s’opposer aux étudiants. Bref, Lyon nous appartenait ! C’est pourquoi on voulait occuper la préfecture pour faire pression sur les politiques. Malheureusement, la manifestation s’est dispersée. Car les membres du Parti Communiste et de la CGT avaient peur qu’avec l’occupation de la préfecture, De Gaulle fasse intervenir l’armée. Le 24 mai, on a essayé une nouvelle fois d’occuper la préfecture. Mon rôle était alors de coordonner les actions des manifestants. J’avais donc organisé des rendez-vous autour des ponts sur le Rhône. Mais le préfet Max Moulins a envoyé des policiers sur le pont Lafayette pour empêcher les étudiants de rejoindre la préfecture. Des policiers balançaient des grenades lacrymogènes, alors que les étudiants répliquaient en lançant des pierres. Mais aussi en construisant des barricades aux Cordeliers. La tension est encore montée d’un cran, quand deux trimards, Raton et Munch, ont lancé un camion avec l’accélérateur bloqué par un pavé sur les policiers. Ce qui a provoqué un terrible accident : la mort du commissaire Lacroix qui avait été appelé en renfort par le préfet.”
Le dénouement
“Les gaullistes ont manifesté le 30 mai. Avec en tête du service d’ordre, un certain Michel Noir ! Du coup, avec d’autres étudiants, on a organisé une contre-manif. Je me souviens que je portais un drapeau de l’Agel et que les gaullistes me l'ont arraché pour le déchirer. C’était assez tendu, même si ça n’a pas dégénéré en bataille rangée. Mais ce n’est pas cette manif qui a cassé notre mouvement, mais plutôt les ouvriers en grève qui ont été obligés de reprendre petit à petit leur travail. Sans oublier l’invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en juillet 1968 qui a profondément divisé les étudiants. Résultat, les examens ont repris en septembre dans la plupart des facs.
Au fond, je ne pense pas que Mai 68 ait été un échec. Car ça a contribué à la chute de De Gaulle qui a quitté le pouvoir en 1969. Et puis ça a permis de faire évoluer la société : indépendance plus grande des médias, mixité dans les lycées et les cités universitaires, droit à l’avortement... Et moi, la plupart des militants que je connais sont restés fidèles à leurs convictions. Comme Jean-Marie Keunebrock, un membre de l’Agel qui a fondé Radio Canut à Lyon à la fin des années 70. Et moi, après avoir milité au PSU jusqu’en 1971, je suis devenu ingénieur à Renault Véhicule Industriel. Ce qui m’a permis de développer des réseaux de bus en Afrique et au Venezuela. Une façon de rester fidèle à l’esprit du mouvement de mai 68 qui avait aussi une dimension internationaliste. Car les militants étaient sensibles aux problèmes des pays les plus pauvres.”