Le préfet : "C'était le temps des cerises..."

Préfet du Rhône pendant les événements de mai 68, Max Moulin est aujourd’hui à la retraite dans le Midi. C’est lui qui a dû faire face, pendant la fameuse nuit des barricades. Il raconte.

Ça a été difficile de maintenir l’ordre à Lyon pendant ce mois de mai 68 ?
Max Moulins : Pas vraiment. Je commençais à bien connaître cette ville où j’étais en poste depuis huit ans .Et puis Lyon a toujours été une ville bénie par les préfets pour une raison simple : le Rhône et la Saône constituent des barrières naturelles. Il suffit donc de bloquer les ponts pour isoler certains quartiers. Ce qui est assez facile avec très peu de moyens.
Quelle a été l’attitude des hommes politiques lyonnais ?
Pendant tous les événements, Pradel s’est terré dans sa mairie.
Il avait peur ?
Je ne crois pas. D’ailleurs, Lyon n’a jamais été une ville terrifiante... Mais pour lui, les grèves et les manifestations, c’était le problème du préfet.
Vous aviez des relations conflictuelles ?
Pas du tout. D’ailleurs, aujourd’hui, avec un peu de recul, je pense que Pradel a été le meilleur maire que Lyon ait eu au XXe siècle. C’était un homme de génie qui avait un grand sens de l’opportunité.
Les événements ont été violents à Lyon ?
Jusqu’au 24 mai, tout s’est bien passé. Le mouvement avait démarré bien après Paris. Mais la nuit du 24 a été très brutale. Une véritable nuit des barricades. Les manifestants ont tué ce malheureux commissaire...
Comment avez-vous réagi ?
J’ai fait donner l’assaut. Le problème, c’est que les grenades lacrymogènes étaient inefficaces à cause du vent. Du coup, on a décidé de contourner les manifestants et ils ont été faits comme des rats.
Vous avez retrouvé facilement les coupables ?
Oui, ils ont été dénoncés par des gens qui avaient assisté à la scène sur le pont. C’est comme ça qu’on a identifié Raton et Munch. On les a filés, on les a mis sous surveillance et un matin, alors qu’ils sortaient de chez eux pour acheter des cigarettes, on les a interpellés.
Vous avez arrêté beaucoup de gens ?
200 dans la nuit du 24 mai. Et bien figurez-vous que parmi eux, il y avait à peine 50 étudiants ! En revanche, il y avait une centaine de religieux. En particulier des jeunes jésuites espagnols qui logeaient dans une sorte d’institut... Ces barricades avaient l’air de beaucoup les amuser !
Il y avait aussi des professeurs ?
Tout à fait. J’ai même arrêté une nuit quatre professeurs d’université qui transportaient des bombes artisanales dans le coffre de leur voiture. Je les ai emmenés sur les barricades pour leur montrer que face aux policiers il y avait plus de marginaux que d’étudiants. Je crois qu’ils ont fini par comprendre.
Il y a eu beaucoup de bavures pendant cette nuit du 24 ?
Qu’on m’apporte les preuves ! Comme les affrontements se déroulaient sur le pont Lafayette, une rumeur a couru comme quoi la police avait lancé un étudiant à l’eau et qu’il s’était noyé. Ce qui est totalement ridicule. Vous savez, je n’ai jamais eu la réputation d’être un tendre, j’ai été préfet des Dom-Tom avant de venir à Lyon... Pendant ce mois de mai, j’ai été le plus ferme possible mais, je vous assure : il n’y a eu aucun dérapage.
Vous avez infiltré les mouvements étudiants ?
Bien sûr. Qu’est-ce que vous croyez !
Quelle technique utilisiez-vous ?
Il y a toujours eu trois techniques pour infiltrer un mouvement. Soit on demandait à un jeune inspecteur des RG de se faire passer pour un militant, soit on soudoyait un dirigeant pour obtenir des informations, soit on faisait pression sur lui s’il avait quelque chose à cacher.
Quel genre de pression ?
On s’arrangeait pour surveiller les types qui nous intéressaient. Si, par exemple, un type trompait sa femme ou avait un dette de jeu, on lui mettait le marché en main : soit il collaborait avec la police, soit on balançait tout. Ce n’est pas très joli, mais je vous assure que c’était efficace.
C’était vraiment efficace ?
On connaissait les dates des manifestations, leurs objectifs, les moyens...
D’autres techniques ?
La photo. Les RG faisaient beaucoup de photos sur les manifestations. Et les journalistes lyonnais avec lesquels on avait de bonnes relations nous en donnaient sans difficulté. Ce qui nous permettait d’identifier les meneurs et les plus agités.
Quelle image vous gardez de mai 68 ?
C’était l’époque des cerises !
Vous ne vous souvenez que des cerises ?
Non, bien sûr. J’en ai aussi gardé le souvenir d’une période dure dans ma vie : je venais d’avoir un infarctus et, comme préfet, il fallait que je tienne le coup jour et nuit pendant un mois.
Vous avez pensé que le pouvoir allait basculer ?
Non. Je n’ai jamais cru que c’était une révolution. Mais il y a quand même eu des moments difficiles. Surtout le jour où les syndicats ont déclenché la grève générale. Rien que Berliet, ça faisait 23 000 ouvriers. Et Rhône-Poulenc 14 000. Aujourd’hui, ces grandes masses d’ouvriers se sont volatilisées, mais à l’époque ça pesait lourd.
Vous n’avez jamais été inquiet ?
Non, car rapidement j’ai compris que ce mouvement était spontané. Les étudiants n’étaient pas organisés. Ils savaient pas où ils allaient, ni ce qu’ils voulaient... Quand je discutais avec eux, je m’en rendais compte. D’ailleurs, mes interlocuteurs changeaient sans arrêt... C’étaient des amateurs.

Mai 68 à Lyon en vidéo
La déclaration de Max Moulins, préfet du Rhône, après la mort du commissaire Lacroix (25 mai)
Les obsèques du commissaire Lacroix (28 mai)

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